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Remontées contre leur maison mère, trois fédérations régionales du Crédit mutuel ont tenu cette semaine leurs assemblées générales avec l’indépendance comme objectif. Une bataille d’institutions mais aussi d’hommes.

Grosses coupures au Crédit mutuel
Une banque française au bord de l’implosion. Cette semaine, les mutins du Crédit mutuel ont tenu leurs assemblées générales et voté. Trois réunions pour une même résolution : la volonté inébranlable des fédérations de Bretagne, du Sud-Ouest et du Massif central d’être autonomes et de couper, une fois pour toutes, le cordon ombilical avec leur direction nationale. Les indépendantistes veulent désormais mener leurs affaires sans rendre de comptes à Paris.

Cet épisode est le point d’orgue d’un conflit qui, depuis deux ans, secoue violemment l’une des cinq principales banques françaises : le groupe Crédit mutuel-CIC. Un colosse financier : 3 milliards d’euros de bénéfice net pour 16 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Ses 30 millions de clients laissent dans ses caisses 328 milliards d’euros de dépôt. Une entreprise dont la vocation serait d’avoir une vie plutôt pépère puisque membre du secteur mutualiste. A la différence de BNP-Paribas ou de la Société générale, détenues par des actionnaires attentifs à leurs dividendes, les banques mutualistes appartiennent à leurs sociétaires. Ce sont la plupart du temps les clients, plus soucieux de la bonne marche de leur banque que du retour sur investissement. Voilà pour l’image d’Epinal.

En réalité, le Crédit mutuel comme le Crédit agricole ou la Caisse d’épargne, eux aussi sous la bannière mutualiste, ne sont plus très différents des banques commerciales. Ces enseignes convoitent les mêmes clients et rachètent à tour de bras des concurrents pour grossir. Le Crédit mutuel n’a pas échappé au mouvement. Il possède le CIC, ce qui lui permet d’aligner plus de 4 000 agences dans l’Hexagone.

Coup de gueule

Mais la croissance s’accompagne souvent d’une centralisation du pouvoir, pas toujours du goût de certains «régionalistes». C’est sur ce point que la bagarre fait rage. Trois entités locales de cette banque contestent le pouvoir de la Confédération nationale du crédit mutuel (CNCM), l’organe central. Elles lui reprochent, outre son pouvoir excessif, d’entretenir une concurrence malsaine avec leur cousine, le CIC, dont les agences convoitent les mêmes clients souvent à quelques mètres de distance. Depuis 2002, les trois fédérations frondeuses ont leur propre nom (Arkéa), leur logo, différent de celui du Crédit mutuel, et leur stratégie. Arkéa vient ainsi de racheter Leetchi, un site spécialisé dans les cagnottes collectives, ou encore la banque en ligne belge Keytrade. Il est vrai qu’avec 30 % de parts de marché et 296 millions d’euros de bénéfices pour 1,8 milliard d’euros de chiffre d’affaires, les contestataires ont les moyens de leurs ambitions.

Mais ce conflit n’oppose pas que des institutions. C’est également une histoire d’hommes qui ne peuvent plus se voir. Arkéa est présidé depuis 2008 par Jean-Pierre Denis qui fut le secrétaire général adjoint de l’Elysée sous Jacques Chirac. «Du granit breton», dit de lui un ancien grand banquier parisien. En face, la CNCM a longtemps été dirigée par Michel Lucas. Parti de la caisse régionale de Strasbourg, il a gravi tous les échelons pour devenir un patron assez autocratique, capable sur un coup de gueule de résilier les 1 200 abonnements du groupe au quotidien les Echos parce qu’un article sur le montant de son salaire comportait une inexactitude.

Depuis, le Crédit mutuel a constitué son propre groupe de presse dans lequel figurent neuf quotidiens régionaux et non des moindres, comme les Dernières Nouvelles d’Alsace ou le Progrès. Utile quand on dirige une banque composée de fédérations régionales. Au printemps, Michel Lucas a pris sa retraite. Son successeur, Nicolas Théry, est un énarque, inspecteur des finances. Tout comme Jean-Pierre Denis, il a connu les antichambres du pouvoir, au cabinet de Dominique Strauss-Kahn à Bercy. Jean-Pierre Denis et Nicolas Théry sont même sortis de l’ENA à huit mois d’intervalle et ont «tourné» ensemble, lors de leurs premières inspections en régions, pour le compte du ministère des Finances.

Armistice improbable

Mais cet itinéraire commun n’a pas mis de l’huile dans les rouages. Après avoir discuté durant le printemps, les deux hommes, qui se tutoient, ont rompu les ponts et n’échangent même plus un SMS. Hasard ou coïncidence, des fuites sur le salaire de chacun sont venues nourrir la chronique du conflit. Celui de Jean-Pierre Denis à la tête d’Arkéa était de 1,5 million d’euros en 2015, part variable comprise, et celui du patron de la CNCM est de 700 000 euros en 2016, sans part variable. Au-delà de ces affrontements personnels, les raisons de fond du conflit rendent l’armistice improbable, car c’est le choix d’un type d’exercice du pouvoir qui est en cause. Les trois caisses régionales d’Arkéa revendiquent haut et fort leur autonomie et leur ancrage local. «Nous n’acceptons pas de rester dans une organisation commune qui pourrait nous imposer ses choix», tonne Christian Touzalin, président du Crédit mutuel du Sud-Ouest, l’une des trois entités frondeuses, qui sont même allées jusqu’à déposer une plainte pénale contre leur maison mère devant le parquet de Paris. Les mutins ont également organisé, un dimanche de janvier 2016, un rassemblement qui a réuni 10 000 participants à Brest. Ce jour-là, clin d’œil aux Bonnets rouges, beaucoup portaient un couvre-chef rayé bleu et gris, gracieusement offert par Armor Lux, un industriel du cru.
Sur le front politique, Arkéa a le soutien de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense et président du conseil régional de Bretagne, ainsi que celui des parlementaires LR bretons emmenés par Marc Le Fur : «Nous avons encore en travers de la gorge la nationalisation de la Banque de Bretagne en 1981, plaide le député des Côtes-d’Armor.Nous voulons garder notre nom et notre centre de décision ici.»

L’opposition refuse aussi de participer au mécanisme de solidarité instauré par la direction du Crédit mutuel. En clair, si une caisse régionale rencontre des difficultés financières, les autres doivent sortir leur chéquier pour l’aider. Là-dessus, un dirigeant d’Arkéa, sous le sceau de l’anonymat, fait remarquer que, par le passé, la direction nationale a été contrainte de solder la banque suisse Pasche, soupçonnée d’évasion fiscale. Et a colmaté les pertes du CIC sur des investissements hautement spéculatifs aux Etats-Unis. «Pourquoi payerions-nous pour cela ?» interroge-t-il.

La maison mère semble décidée à siffler la fin de la partie. Le 7 octobre, un courrier d’avertissement a été envoyé aux frondeurs pour les informer de l’ouverture d’une procédure de sanction, qui pourrait aller jusqu’à l’exclusion. Dans ce cas, Arkéa ne pourrait plus utiliser la marque Crédit mutuel. Nicolas Théry assure quand même à Libération : «Ma priorité reste l’unité, j’ai d’ailleurs fait des propositions à Arkéa, notamment l’abandon de l’enseigne CIC Bretagne, qui est vécue comme une forme de concurrence.» «Arkéa est un groupe abouti qui s’est construit sur l’autonomie», réplique Ronan Le Moal, le directeur général.

Risque de contagion

Après avoir observé un silence prudent, l’Etat a sorti son sifflet d’arbitre. Mardi, Bercy et la Banque de France ont cosigné une lettre destinée au président d’Arkéa. Ils le mettent en garde contre les risques d’une scission qui, de toute manière, ne pourrait intervenir qu’après une loi votée en bonne et due forme par le Parlement. «On n’est pas ravis de cette brouille», résume un proche du ministre de l’Economie, Michel Sapin. «Et pour cause, raille un dirigeant d’Arkéa, plus il y a de banques autonomes, plus il y a de contrôles à effectuer. Ce qui n’arrange pas les autorités de tutelle. Elles préfèrent ne voir qu’une seule tête.»

L’Etat et les autres banques mutualistes reconnaissent, mezza voce, un autre risque. Les velléités d’indépendance d’Arkéa pourraient s’avérer contagieuses dans la sphère mutualiste où le pouvoir des directions centrales agace sérieusement. Les caisses régionales du Crédit agricole ont ainsi modérément apprécié de devoir renflouer leur organisme central, après que celui-ci eut acheté au plus haut une banque grecque. Résultat : une perte de 8 milliards d’euros et le départ du PDG de l’époque. Les Caisses d’épargne n’ont pas non plus apprécié la création de la banque d’investissement Natixis, décidée par leur maison mère en 2006. Là encore, une ardoise de 7 milliards d’euros.

Autant de déroutes qui inspirent cette réflexion à un grand banquier français, passé par la direction de plusieurs établissements privés : «Le mutualisme est pire que le capitalisme. Ce n’est qu’un système de pouvoir dans lequel il n’y a pas de régulateur. Au moins, dans le système capitaliste, pour prendre le pouvoir, il faut être actionnaire et faire un chèque.» Ça a au moins le mérite d’être simple.

Alain Franck