“Les taux d’intérêt négatifs portent en eux le même niveau de corrosion et d’effet pervers pour l’économie que le spectre de l’inflation”, dénonce notre chroniqueur Georges Nurdin, économiste, consultant et écrivain.
Les taux d’intérêt négatifs sont-ils le Graal ou une nouvelle peste noire ? Le sujet est pratiquement passé inaperçu du grand public, et pourtant c’est une révolution copernicienne qui se déroule sous nos yeux, à la faveur de la torpeur estivale. Un peu comme si on postulait que si l’on jetait un objet en l’air, il ne retomberait jamais sur terre, mais s’en éloignerait à jamais, la gravité étant annihilée, inversée. C’est exactement ce qui se passe avec les taux d’intérêt négatifs. En termes simples : la banque vous paye pour que vous empruntiez auprès d’elle. Vous empruntez 100 euros et vous ne rembourserez que 99. La banque vous offre 1 euro au passage, rien que pour vous récompenser d’avoir emprunté.
Bonne affaire ?, arnaque ?, miracle ?, aberration ?… Essayons d’y voir plus clair, avant de poser des conclusions. Il s’agit d’un mécanisme institutionnalisé pour la première fois en 2016 par la Banque du Japon (la banque centrale de l’archipel), destiné à “forcer” les Japonais à dépenser leur économies en “contraignant” les banques à prêter à leurs clients (entreprises et particuliers) davantage plutôt que de mettre en dépôt leurs réserves auprès de l’autorité monétaire du pays, qui dans ce cas les pénaliserait avec un taux de “rémunération” négatif de ces liquidités excédentaires.
Tout ceci part d’une fable écrite en 1705 par Bernard Mandeville : la Fable des Abeilles, dont AdamSmith s’est inspirée, puis reprise dans les années 1920 par Keynes qui, lui, en fera son miel. L’idée maîtresse étant que quand la stagnation économique – voire la récession – règne, il faut se hâter d’aller dépenser allégrement tout ce que l’on a ( toutes ses économies constituées en vue de mauvais jours) et surtout ce que l’on n’a pas (donc vive l’emprunt et la dette) et par voie de conséquence rendre l’accès à l’emprunt ultra facile par l’abondance des liquidités (la planche à billets tourne à plein régime) et les bas taux d’intérêt.
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L’idée de ceci a été popularisée par Keynes pendant la Grande Dépression, aux Etats Unis, qui s’en sont sortis, paradoxalement, non pas tant par la relance Keynésienne que, hélas, par leur entrée en guerre, et par la mobilisation de toute l’économie dans un effort d’une ampleur inconnue auparavant. La suite, on la connaît : la reconstruction, les trente glorieuses, le baby boom, puis les quarante calamiteuses – pour la France du moins.
Mais taux d’intérêt bas ne veut pas dire taux négatifs. Or, le Japon, qui est depuis plus d’un quart de siècle enlisé dans une stagnation totale suite à l’éclatement d’une bulle spéculative – principalement immobilière -, a franchi le cap. Il a instauré en 2016 les taux négatifs. Expérimentation grandeur nature. On retient son souffle. Qu’ont fait les ”abeilles” asiatiques ? Est-ce que cela a fonctionné ? L’économie japonaise est-elle repartie ? La réponse est non. Clairement non. C’est même un peu pire depuis, sans compter que le marché des obligations japonaises est désormais en capilotade, catatonique.
Bien entendu, la BCE s’est également engagée sur la voie des taux négatifs. Et ce, après avoir fait tourner à plein régime pendant dix ans la planche à billets suite à la crise de 2008 – provoquée d’ailleurs par les acteurs mêmes du système bancaire qu’elle était censée contrôler – en produisant ex nihilo des milliards d’euros, imitant en cela la politique américaine du Quantitative Easing (ou “assouplissement quantitatif”, qui consiste en des rachats d’actifs massifs, NDLR) sans pour autant provoquer la moindre croissance en zone euro.
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Au départ, il était inscrit dans le marbre que les taux négatifs ne s’appliqueraient qu’aux banques commerciales afin de les dissuader de placer leurs excès de liquidités auprès des banques centrales mais au contraire de les “inciter” à injecter ces liquidités dans l’économie. Comme c’était à prévoir, ce confinement des taux négatifs aux banques centrales et commerciales n’a pas tenu très longtemps. Et depuis cet été, une banque commerciale danoise impose à ses clients des taux négatifs sur les dépôts.
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La digue a lâché, l’épidémie est déclenchée, et il y a fort à parier que le reste de l’Europe suivra. Est-ce une bonne idée que d’inciter, voire forcer, les ménages et les entreprises à s’endetter encore plus ? En particulier en ce qui concerne la France, qui a un des taux d’endettement des ménages et des entreprises les plus élevés d’Europe (l’endettement des ménages et entreprises non financières s’établit à 133% du PIB au premier semestre 2019) ? On peut en douter.
A cela, il convient d’ajouter que les taux négatifs portent en eux le même niveau de corrosion et d’effet pervers pour l’économie que l’inflation, le “spectre”, le “monstre”, l’horreur absolue que, justement, la BCE est censée combattre via sa politique de taux !… Un comble !
Pourquoi ?
Le taux négatif va, par définition, venir ronger mécaniquement l’épargne, les revenus de l’épargne et les revenus fixes (par exemple les pensions, retraites, salaires etc…) en les pénalisant. Exactement comme le fait l’inflation. Imaginez que l’argent placé sur votre livret favori fonde régulièrement et inexorablement… Au lieu de rapporter, même peu, ou simplement de rester stable. Mais ses effets sont plus pernicieux, plus subreptices, moins visibles au premier abord que l’inflation “classique”.
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Le taux négatif porte en lui-même un message on ne peut plus clair, et assez désespéré en fait : dépenser toute son épargne aujourd‘hui, et surtout emprunter, et encore emprunter (on y est récompensé) pour dépenser encore plus aujourd’hui, car demain, rien n’est sûr – et ce sera probablement pire qu’aujourd’hui. C’est une transcription brutale des “anticipations rationnelles” (Muth et Lucas, Nobel 1995) négatives sur l’avenir. Ceci est aussi la recette pour relancer l’inflation, dont les effets s’ajoutent au point précédent, sans parler du retentissement psychologique au niveau sociétal : la double peine.
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Enfin les banques commerciales vont finir par répercuter sur leur clients (cf le Danemark), particuliers et entreprises, les coûts supplémentaires qui leur sont occasionnés par le fait de distribuer une récompense financière (le taux négatif) à leur clients emprunteurs. Et ce, d’une manière ou d’une autre. En ce domaine, l’imagination des banques est sans limite.
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La situation est-elle bloquée ?
Non, loin s’en faut, car il existe un autre chemin pour relâcher des liquidités dans l’économie réelle et relancer efficacement le système : il s’agit de la baisse massive des impôts. Et de ce point de vue, en France, nous avons de la “chance”. On peut même dire que nous sommes des “privilégiés” en la matière. En effet, comme nous sommes les champions du monde de l’imposition, avec un taux de 48% du PIB quand la moyenne de nos pairs (OCDE) se situe à 34 %, c’est dire si on a de la marge ! Mais il est des addictions qu’il est difficile d’éradiquer en France : celle à l’impôt figure parmi les cas rebelles.
Georges Nurdin, économiste, consultant international essayiste et écrivain (Les multinationales émergentes, International Corporate Governance, Le temps des turbulences, Wanamatcha !).
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