Dans une lettre à la Banque centrale européenne, le patron du Crédit mutuel Arkéa, Jean-Pierre Denis, est obligé d’admettre qu’il travaille sur un scénario secret pour faire sécession du groupe Crédit mutuel.
Jean-Pierre Denis, le patron du Crédit mutuel Arkéa (CMA), qui regroupe les fédérations du Crédit mutuel de Bretagne, du Sud-Ouest et du Massif central, tombe progressivement le masque : dans une lettre à la Banque centrale européenne (BCE), dont Mediapart a obtenu une copie, il est contraint d’admettre que son projet de séparation de la Confédération nationale du Crédit mutuel (CNCM) repose sur un scénario qu’il garde pour l’instant secret et que les 331 caisses locales qui commencent à voter le font à l’aveugle, sans savoir précisément sur quoi elles se prononcent.
Cette lettre, en date du 23 mars, signée par Jean-Pierre Denis, est une réponse au courrier que la Banque centrale européenne (BCE), qui est désormais le gendarme des banques en Europe, et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR, l’organisme de supervision qui dépend de la Banque de France) lui avaient adressé la veille, le 22 mars, pour le mettre en garde sur les dangers de son projet d’indépendance.
Voici ci-dessous, pour mémoire, la lettre de la BCE et de l’ACPR et, à la suite, la réponse de Jean-Pierre Denis dont Mediapart a obtenu une copie :
© Laurent Mauduit
Comme nous l’expliquions dans notre précédente enquête (lire ici), la lettre de la BCE et de l’ACPR a constitué un très grave camouflet pour Jean-Pierre Denis car depuis plusieurs mois, il a poursuivi sa fuite en avant en prétendant en toutes circonstances que son projet d’indépendance n’avait en aucun cas pour but de faire une galipette financière, en préparant une introduction en Bourse d’Arkéa. À de nombreuses reprises, il a prétendu au contraire que son projet était de préserver le statut mutualiste et coopératif de la banque.
Or ce nouveau courrier des autorités de tutelle des banques a ruiné radicalement l’argumentaire de Jean-Pierre Denis en mettant au jour le caractère très aventureux de son projet.
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Dans ce courrier, la BCE faisait ainsi ce constat : « Sans se prononcer sur l’exactitude ou la complétude du dossier élaboré par le CMA, la BCE et l’ACPR estiment nécessaire de rappeler qu’il revient au CMA, et non aux autorités de supervision, d’identifier le schéma d’organisation cible des entités du CMA qui feraient le choix de quitter le Crédit mutuel », disent pour commencer les autorités de supervision. Cette première remarque était, à elle seule, ravageuse : elle signifiait en creux que Jean-Pierre Denis a commencé à faire voter les caisses locales, mais sans que celles-ci ne disposent du « schéma d’organisation » de la future banque. En clair, les caisses locales ont commencé à voter, mais à l’aveugle, sans qu’un projet ne soit clairement mis sur la table. Brutalement dit, il s’agit donc plutôt d’un référendum sur le nom de Jean-Pierre Denis plutôt que d’un vote véritable sur un projet dont tout le monde connaîtrait les tenants et les aboutissants.La suite du texte venait d’ailleurs confirmer que les caisses locales votent à l’aveugle. Lisons encore : « Le CMA souhaite, pour les entités qui auraient fait ce choix [de l’indépendance], “préserver un schéma aussi proche de l’existant en conservant [son]modèle coopératif et mutualiste”. À cet égard, la BCE et l’ACPR réaffirment, ainsi que cela a été indiqué dans le courrier de la BCE et de l’ACPR du 12 mars joint en annexe du dossier de consultation, que l’utilisation de la notion “d’organisme central” mentionné à l’article 10 du règlement (UE) n° 575/2013, initialement envisagée par le CMA, n’est pas conforme aux dispositions européennes et nationales applicables. À ce jour, l’ACPR et la BCE n’ont pas reçu du CMA un schéma d’organisation cible susceptible de permettre aux entités qui feraient le choix de quitter le Crédit mutuel de préserver un modèle coopératif et mutualiste. »
C’était donc le deuxième argument massue : non seulement les caisses locales votent actuellement à l’aveugle, sans connaître le projet de Jean-Pierre Denis ; et par surcroît, contrairement à ce que prétend avec insistance la direction d’Arkéa, il est maintenant établi que les entités qui sortiraient du Crédit mutuel ne pourraient pas garder leur statut coopératif et mutualiste – un statut auquel les salariés sont particulièrement attachés.
Et puis, il y avait le troisième argument massue : « La BCE et l’ACPR soulignent de nouveau que les caisses locales qui feraient le choix d’une désaffiliation du Crédit mutuel perdraient le bénéfice de l’agrément collectif dont elles bénéficient actuellement. Dès lors, pour poursuivre leur activité bancaire, il leur faudrait obtenir un agrément individuel et respecter, sur une base individuelle, l’ensemble des normes prudentielles et les règles de gouvernance applicables. » En clair, c’est bel et bien dans une aventure que Jean-Pierre Denis veut amener les 331 caisses concernées, car non seulement elles risquent de perdre leur statut coopératif et mutualiste, mais par surcroît chacune d’entre elles devrait donc devenir un établissement de crédit de plein exercice, ce qui impliquerait le strict respect des normes de solvabilité, de liquidité, de contrôle interne, d’appétence aux risques, exigés par la réglementation européenne. Une folie furieuse pour des caisses qui ont, pour beaucoup d’entre elles, seulement entre 4 et 15 salariés.
Et puis, il y avait ce quatrième et dernier argument massue : « Dans ces conditions, si les caisses devaient se prononcer favorablement sur l’orientation qui leur est soumise en l’état, il est impératif que le dossier qui serait remis à l’occasion de la deuxième consultation [prévue à la fin de l’été] des conseils d’administration des caisses locales que CMA pourrait être amené à organiser analyse et explicite toutes les conséquences – juridiques, prudentielles, financières et opérationnelles – qu’impliqueraient pour les caisses concernées une désaffiliation du Crédit mutuel ainsi que la perte de l’agrément collectif et de la forme mutualiste liée à l’appartenance au groupe Crédit mutuel. » Ce qui peut s’énoncer de manière plus brutale : le vote actuel ne vaut rien, puisque ceux qui participent au scrutin n’ont pas été informés correctement des conséquences… de leur vote.
Pour Jean-Pierre Denis, cette correspondance était donc ravageuse, car elle pointait tous les dangers de son projet. Primo, la banque risque de perdre son statut mutualiste. Deuzio, les caisses risquent de perdre leur agrément d’établissement de crédit. Soit dit en passant, c’est aussi un autre argument de campagne de la direction d’Arkéa qui s’effondre. Celle-ci prétend en effet que le groupe Crédit mutuel veut renforcer la centralisation des caisses régionales et locales et que cette intégration fait peser un risque sur l’emploi. Le syndicat maison essaie de mobiliser les salariés sur ce thème : en défendant l’indépendance, nous défendons nos emplois ! Or la lettre de la BCE et de l’ACPR renverse l’argument. Car on comprend bien que si chacune des 331 caisses locales devait demander individuellement son agrément comme établissement de crédit, cela constituerait un risque majeur pour l’emploi dans ces caisses.
Or comment Jean-Pierre Denis pourrait-il éviter que chacune de ces 331 caisses ait à demander un agrément comme établissement de crédit ? C’est au travers de cette question que l’on trouve la confirmation de ce que nous écrivions dans notre première enquête, à savoir qu’il y a un volet secret dans le projet de Jean-Pierre Denis. Car la seule solution pour la direction d’Arkéa de ne pas conduire ces 331 caisses vers un exercice insoluble de demande séparée d’agrément serait d’organiser la centralisation de tous les encours de ces caisses à Brest, au siège d’Arkéa, un projet secret qui pourrait être complété par un projet de cotation du groupe. En clair, la centralisation qui est agitée comme un chiffon rouge pourrait être le fait non pas de la confédération… mais du groupe Arkéa lui-même.
Or, dans sa réponse, en date du 23 mars, Jean-Pierre Denis est obligé de convenir que la demande d’agrément individuelle des 331 caisses n’est guère envisageable et qu’il travaille donc, de longue date, sur un projet secret. « Nous avons bien noté, écrit-il, qu’il appartient au groupe Arkéa d’identifier le schéma d’organisation juridique et prudentiel du groupe dans l’hypothèse d’une mise en œuvre du processus de séparation. Ce schéma vous sera naturellement préalablement soumis. Dans ce cadre, je tiens à vous préciser que l’hypothèse mentionnée dans votre courrier d’un agrément individuel des caisses locales n’est que l’une des hypothèses sur lesquelles nous travaillons afin de permettre au groupe de conserver son organisation coopérative, mutualiste et territoriale. »
« Ce n’est que l’une des hypothèses » : Jean-Pierre Denis aurait voulu faire un bras d’honneur à la BCE, il n’aurait assurément pas tourné sa phrase autrement. Car on comprend bien ce que la formule signifie : comme l’agrément individuel est impossible, c’est donc qu’il y a une autre « hypothèse ». Mais pourquoi, dans ce cas-là, le patron d’Arkéa n’informe-t-il pas dès à présent la BCE et l’ACPR du contenu de cette autre hypothèse ? Et pourquoi demande-t-il aux 331 caisses locales de se prononcer par un vote, alors que cette fameuse « hypothèse » n’est pas dévoilée.
C’est évidemment proprement ubuesque. On comprend mieux pourquoi Jean-Pierre Denis conclut son courrier en soulignant qu’il s’agit de « correspondances privées » qui, selon lui, ne doivent pas faire « l’objet de communications médiatiques particulièrement inappropriées ». Message subliminal : si ces invraisemblables petites manœuvres bancaires étaient mises sur la place publique, cela ferait assurément mauvais effet…
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