Vers la fin du travail dans le tertiaire ?
La révolution numérique déferle sur le secteur des services. L’automatisation entraîne la suppression d’emplois peu qualifiés mais s’accompagne d’une montée en compétences.
LE MONDE ECONOMIE | 11.03.2017 à 12h14 • Mis à jour le 14.03.2017 à 11h19 | Par Clara Bamberger
« Pensons-nous, oui ou non, qu’en raison de la révolution numérique, le travail va se raréfier ? La réponse est oui », déclarait Benoît Hamon sur Europe 1, le 2 janvier. Le candidat socialiste à l’élection présidentielle est tellement convaincu de la raréfaction du travail à l’avenir que c’est à partir de ce postulat qu’il justifie sa proposition d’instaurer un revenu universel, considéré comme « une nouvelle protection sociale adaptée aux insécurités de notre temps ».
On ne compte plus les études relatives à l’impact de la numérisation et de l’automatisation sur l’emploi. L’une des plus alarmistes, rédigée en 2014 par le cabinet Roland Berger, estimait que 42 % des métiers français présentaient une probabilité d’automatisation forte du fait du déploiement massif de l’informatique dématérialisée (big data et cloud), des objets connectés ou encore de la robotique avancée.
Toutefois, en janvier, un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) est venu relativiser ces inquiétudes, jugeant que « moins de 10 % des emplois existants présentent un cumul de vulnérabilités susceptibles de menacer leur existence dans un contexte d’automatisation et de numérisation ».
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Alors, qui croire ? Au-delà des rapports prospectifs, nous nous sommes penchés sur les mutations à l’œuvre en termes d’emplois, du fait de la révolution digitale, au sein de trois poids lourds du tertiaire : la banque, la grande distribution et le tourisme. Car après s’être diffusée dans l’ensemble de l’industrie, l’automatisation est en train de se propager aux entreprises de services, qui génèrent la très grande majorité de nos emplois.
· Alerte sur les agences bancaires
Avec plus de 370 000 employés, le secteur bancaire représente 2,3 % de l’emploi salarié privé en France. Les moyens consacrés au numérique se situent au cœur de la stratégie de ces entreprises.
Le groupe BPCE a ainsi annoncé en février un investissement de 750 millions d’euros dans les fintech et souhaite généraliser la souscription digitale, en portant la part de ses ventes à distance de 11 % à 40 % en 2020. Parallèlement, BPCE envisage de supprimer 400 agences de son réseau, ce qui correspond à une suppression de 3 600 emplois.
Dans le cadre de son plan stratégique 2020, BNP Paribas prévoit quant à elle d’investir 3 milliards d’euros dans le digital, tandis que le Crédit mutuel-CIC a signé un partenariat avec IBM pour mettre en place, dans son réseau, une plate-forme cognitive, Watson, capable de répondre aux mails des clients.
L’alerte est donnée sur le sort des agences bancaires.
D’après le baromètre sur l’image des banques réalisé par l’institut BVA, si 52 % des Français se rendaient plusieurs fois par mois en agence en 2010, ils n’étaient plus que 20 % en 2016.
infographie : Le Monde
Conséquence logique de cette digitalisation, on assiste à une contraction du réseau bancaire « physique ». Entre 2009 et 2015, le nombre d’agences en France – à la fois commerciales, coopératives et mutualistes – est passé de 38 311 à 37 567, soit une diminution de 1,9 %. Il s’agit néanmoins d’un chiffre très faible en comparaison avec la baisse moyenne de 15 % constatée dans l’ensemble de la zone euro durant la même période (– 12 % en Allemagne, – 30 % en Espagne et même – 44 % aux Pays-Bas).
Depuis 2007, le nombre de salariés dans ce secteur n’a cessé de décroître, hormis un léger rebond en 2011. Ainsi, à la fin 2015, la Fédération bancaire française (FBF), qui regroupe l’ensemble des entreprises du secteur, comptabilisait 371 600 salariés, contre 387 100 en 2007, soit une baisse de 4 % en huit ans.
Si le nombre de recrutements (contrats à durée indéterminée et à durée déterminée) au sein des entreprises adhérentes à la FBF continue d’être important (39 800 en 2015, soit une hausse de près de 12 % par rapport à 2014), il compense tout juste celui des départs – soit 40 550 en 2015.
« Notre crainte, c’est que les banques deviennent la sidérurgie de demain si des investissements importants ne sont pas réalisés en matière de formation des salariés. »
La majorité de ceux-ci correspondent à des départs en retraite (39 % en 2015), loin devant les licenciements économiques (2 %). « La pyramide des âges devrait rester favorable encore deux ou trois ans, analyse Régis Dos Santos, président du syndicat national des banques (CFE-CGC). Mais l’on voit bien que la transformation numérique s’accélère : les plans stratégiques des grands groupes, comme ceux de BNP Paribas ou de BPCE, prévoient des investissements massifs dans le digital. »
« Notre crainte, ajoute-t-il, c’est que les banques deviennent la sidérurgie de demain si des investissements aussi importants ne sont pas réalisés en matière de formation des salariés. Pour l’instant, celle-ci n’est pas à la hauteur, d’où le risque réel de “rupture digitale” d’ici trois à quatre ans. »
Quoi qu’il advienne, une mutation sensible des profils recherchés par les banques est déjà à l’œuvre, allant vers une montée en compétences. « Nos clients ne se déplacent plus en agence que lorsqu’ils ont une question précise et avec un bon niveau d’information préalable », décrypte Stéphane Dubois, DRH de la banque de détail du groupe Société générale. D’où une évolution du recrutement : en 2015, 47 % des embauches correspondaient à des postes de cadres, soit 7 points de plus par rapport à 2013.
Certains métiers à faible valeur ajoutée pâtissent donc directement de l’automatisation des services bancaires. Les chargés d’accueil et de service à la clientèle représentaient ainsi 20 % des embauches du secteur en 2013, mais seulement 15 % en 2015.
A l’inverse, on assiste à une progression des recrutements de profils plus experts, à l’image des conseillers en patrimoine ou des chargés de clientèle aux entreprises, sans oublier l’émergence de nouveaux métiers issus de la transformation digitale, autour notamment du big data et du marketing numérique.
· Des caisses sans caissières ?
Forte de plus de 600 000 emplois, la grande distribution est aussi concernée par l’automatisation.
En décembre 2016, Amazon frappait un grand coup aux Etats-Unis en inaugurant à Seattle (Etat de Washington) son premier supermarché du futur, Amazon Go : un magasin sans caisse, sans paiement et sans file d’attente ! L’astuce ? Lorsque le client entre dans le magasin, il n’a qu’à s’identifier en passant sur une borne son téléphone mobile. Amazon peut ensuite détecter tous les achats de l’utilisateur. Une fois sorti du magasin, celui-ci reçoit sa facture sur son téléphone. Amazon Go n’est pour l’instant qu’un prototype. Mais la question surgit naturellement : l’horizon d’un supermarché sans caissiers est-il inéluctable ?
Si l’on considère l’ensemble du secteur du commerce et de la distribution, il y aurait en France environ 200 000 caissiers et caissières – soit 20 000 de moins qu’il y a dix ans, du fait du développement des caisses automatiques.
« Nous ne sommes hélas qu’au début de l’érosion », craint Guy Laplatine, délégué syndical central CFDT chez Auchan. Ce dernier mène depuis janvier des actions de sensibilisation du public pour protester contre « la généralisation des caisses automatiques » au sein de l’enseigne, qui se traduirait, selon la CFDT, par la suppression d’environ 2 000 emplois d’hôtesses de caisse – car il s’agit très majoritairement de femmes – d’ici à trois ans.
Un projet démenti par la direction d’Auchan, qui assure qu’aucun plan d’automatisation des caisses n’est à l’œuvre. Mais Guy Laplatine persiste : « La direction a beau démentir, la vague d’automatisation est en marche et ne s’arrêtera pas. Depuis 2005, chez Auchan, plus de 1 800 ETP [équivalents temps plein] n’ont pas été pourvus en caisse, ce qui a abouti à une suppression de 2 500 emplois d’hôtesses, étant donné que celles-ci travaillent à temps partiel, 25 heures par semaine. »
La Fédération du commerce et de la distribution (FCD), l’organisation professionnelle qui regroupe la plupart des enseignes de la grande distribution à prédominance alimentaire, se veut rassurante. « Dans notre branche, nous évaluons à environ 140 000 les effectifs en caisse. Par rapport à il y a cinq ans, ce chiffre est stable, explique Renaud Giroudet, directeur des affaires sociales de la FCD. Lorsque l’on enlève cinq caisses dans un hypermarché, ce n’est pas pour autant que l’on supprime cinq emplois. Les caisses automatiques nécessitent une présence humaine pour intervenir en cas de problème de passage d’articles. »
« Si l’on généralisait les caisses automatiques, les files d’attente seraient beaucoup plus longues, car les clients seront toujours plus lents que les hôtesses. »
Carrefour, premier employeur privé de France avec 115 000 salariés, tient à montrer qu’il ne succombe pas aux sirènes de l’automatisation. « Nos effectifs sur les caisses sont stables depuis plusieurs années », souligne une porte-parole du groupe.
Quant à la FCD, elle rappelle que seulement 3,5 % des caisses sont aujourd’hui automatiques dans le commerce. « Si l’on généralisait les caisses automatiques, les files d’attente seraient beaucoup plus longues dans les hypermarchés, car les clients seront toujours plus lents que les hôtesses », explique Renaud Giroudet.
Quelle est la probabilité que les enseignes de la grande distribution se convertissent progressivement au modèle 100 % automatisé d’Amazon Go ? Le sujet est ultrasensible. « Bien sûr que tout client rêve d’aller au supermarché sans avoir à faire la queue pour payer, indique Susanne Molkentin-Lacuve, directrice marketing de Diebold Nixdorf, leader mondial des automates bancaires et des caisses automatiques. Mais quelle est la maturité et quels sont les coûts de ces technologies ? Ce modèle est-il adapté à tous les formats ? Et est-ce que les clients sont prêts à accepter qu’on les filme tout au long de leur parcours ? Ce sont de vraies questions. »
· Le déclin des agences de voyages « physiques »
Le secteur touristique, qui représente plus de 7 % du produit intérieur brut français, est particulièrement touché par l’essor des services en ligne et celui de l’économie collaborative. Les agences de voyages « physiques » sont-elles en mesure de pouvoir survivre ?
« On nous promettait la mort des agences de voyages traditionnelles avec l’explosion des plates-formes en ligne. Eh bien, elles résistent ! », se félicite Jean-Pierre Mas, président des Entreprises du voyage (ex-Syndicat national des agences de voyages), qui représente les 31 000 salariés des agences à la fois physiques et en ligne – les premières comptant pour environ 70 % de l’emploi. Quelque 3 500 agences de voyages « physiques » émaillent aujourd’hui le territoire – un chiffre en baisse de 10 % depuis 2012 – et font face à la concurrence redoutable d’environ 500 plates-formes en ligne.
D’après le cabinet de conseil Oliver Wyman, sur le marché français des réservations de voyage, les agences « physiques » ont vu leur part de marché passer de 59 % à 47 % entre 2009 et 2013. Durant la même période, celle des agences en ligne a, elle, progressé de 19 % à 30 %. Ce sont surtout les agences indépendantes qui ont vu leurs réservations chuter (– 6 %), tandis que les plus grosses ont résisté, voire progressé (+ 4 % pour Havas Voyages ; + 3 % pour Voyages Leclerc…).
La contraction du réseau d’agences de voyages traditionnelles ces dernières années s’est-elle traduite par une fonte des effectifs ? Jean-Pierre Mas botte en touche : « Le nombre d’emplois détruits dans [ces structures] n’a pas été quantifié, mais il est largement compensé par la création d’emplois dans les agences nouvelles, qu’elles soient en ligne ou physiques avec une stratégie “omnicanal”. »
« On va vers une concentration autour de quelques gros acteurs au détriment des petites agences. »
Un avis que ne partage pas Pascal Pedrak, responsable de la branche tourisme à la CFDT : « Il est compliqué d’avoir des chiffres fiables dans le secteur du tourisme. Mais la profession, vieillissante, est clairement en déclin. On va vers une concentration autour de quelques gros acteurs – on le voit avec la fusion récente entre TUI et Transat – au détriment des petites agences, qui semblent vouées à une disparition progressive. »
Les centres d’appels des tour-opérateurs ont particulièrement souffert du double effet de la délocalisation et de la digitalisation des réservations : les Entreprises du voyage estiment à 4 000 les emplois perdus en cinq ans.
Pour anticiper les mutations à l’œuvre, le syndicat a mis en place en 2015 une gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences (GPEC), dans laquelle ont été identifiés plusieurs métiers « sensibles », appelés à connaître une baisse des effectifs et une évolution de leurs attributions. Parmi eux : les conseillers voyages, les forfaitistes, les conseillers billetterie, les chargés de documents de voyage…
A l’inverse, la GPEC avance que les métiers de commerciaux, de chargés de marketing ou de chargés de communication constitueront demain la clé pour capter de nouvelles clientèles.
« L’omnicanalité est la clé de la réussite pour les agences traditionnelles, assure Pierre-Olivier Grolleau, directeur du réseau d’agences du voyagiste TUI France. Le conseiller voyages doit être capable d’accueillir le client physique, mais aussi de répondre au client virtuel. »
L’enseigne, qui disposait de 130 agences intégrées en 2013, en a aujourd’hui 60. Depuis 2013, une centaine de départs volontaires ont concerné les agences du groupe. Un nouveau concept d’agences digitalisées a été déployé, les « Tui Stores », dans lesquels les conseillers utilisent des tablettes tactiles pour faire découvrir aux clients leur destination de rêve.
« Exercer à vie un métier immuable ne sera plus envisageable »
« Dans une économie digitalisée, les mutations seront constantes et imprévisibles, analyse Eric Hazan, directeur associé senior du cabinet McKinsey. Exercer à vie un métier immuable ne sera plus envisageable : les emplois se décomposeront en une série de tâches dont une partie seulement demeurera inchangée. Nous aurons besoin d’un système dans lequel chacun puisse renouveler ses compétences en continu, tout en ayant des incitations et des filets de sécurité adaptés. » Tout un programme.
Clara Bamberger
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