La Loi travail introduit un nouveau concept pour la protection des salariés, un peu passé inaperçu : le droit à la déconnexion pour tous les salariés, inscrit dans l’article 55.
Challenges a demandé à un expert de la santé au travail, Jean-Claude Delgenes, directeur général du cabinet Technologia, auteur d’études sur l’articulation entre vie privée et vie professionnelle et sur l’épuisement au travail, ce qu’il en pense.
Pourquoi le droit à la déconnexion répond-il à un besoin ?
Parce qu’il répond à certains problèmes physiologiques. Prenons le plus grand, le sommeil. D’après l’Insee on a perdu 18 minutes de sommeil ces dernières années ; 62% des Français ont des troubles du sommeil ; un actif sur trois en France dort moins de 6 heures par 24 heures et tient des stimulants. Pour beaucoup d’entre eux, ces difficultés sont liées à un problème au travail. Car aujourd’hui, il a tendance à coloniser toutes les autres activités : le temps passé en famille, les loisirs.
En période de crise, avec un chômage de masse, il y a un sur-engagement des individus dans le travail. Beaucoup de salariés travaillent de chez eux, de peur de ne pas être au niveau au travail, on appelle ça la « précarité virtuelle intégrée ». L’Apec a demandé aux cadres s’ils se déconnectent systématiquement en sortant du travail, ce n’est le cas que pour 23% d’entre eux. En 2003, l’Insee avait demandé aux cadres s’ils travaillaient le soir chez eux après 20 heures, un tiers avait dit oui. Dix ans plus tard, en 2013, le cabinet Technologie a posé la même question dans une étude : ils étaient cette fois plus de la moitié. Il y a une intensification réelle du travail à la maison.
Elle pose de vrais problèmes. Dans notre étude de 2014 sur l’épuisement professionnel, nous avons découvert que plus de 12% de la population française est exposée à un risque d’épuisement professionnel. La perte de sommeil est importante, la France détient le record d’Europe de la consommation de somnifères.
Comment quantifier la charge de travail quand les gens travaillent tout le temps dans une économie tertiarisée ? Nous avons créé une « laisse électronique ». Smartphone ou ordinateur de maison, elle vous relie au travail, le place en permanence au centre de votre vie.
Quels sont les métiers les plus touchés ?
Le journalisme fait partie de ces professions à risques. Nous venons de terminer une étude avec le Syndicat national des journalistes (SNJ) sur les mutations du métier. Résultat, une personne sur deux est proche de l’épuisement professionnel. Ce travail permanent n’est pas une bonne chose, au contraire ! Quand vous avez toujours le nez sur le guidon, vous prenez les mauvaises initiatives. La fatigue vous coupe des autres, de l’innovation, vous travaillez mal vous vous tirez une balle dans le pied. Au contraire, si vous laissez une grande place à la détente, le cerveau est plus créatif.
Dans beaucoup de professions, il y a une suractivité temporaire de quelques mois, ce n’est pas un problème si ce n’est pas sur la durée. C’est le cas chez les avocats fiscalistes qui se concentrent au maximum sur les comptes des entreprises en fin d’années, mais l’organisation de leur charge de travail est prévue pour. Au bout de quelques mois, leur rythme de travail ralentit.
Que pensez-vous du droit à la déconnexion tel qu’il est inscrit dans l’article 55 de la Loi travail ?
C’est absolument nécessaire de prendre des mesures dans ce sens, car ces thématiques montent depuis cinq ans. Mais celles qui ont été prises dans le cadre de la Loi travail sont insuffisantes. Elles créent une obligation de négociation pour les partenaires sociaux en sachant que l’accord ne sera pas forcément positif. Il y a un volet formation, sensibilisation, c’est bien.
Mais s’il y a une incitation, il n’y a pas de contrainte. Il n’y a pas de trêve organisée, il aurait fallu aller plus loin, proposer une base minimale obligatoire de déconnexion. C’est ce que souhaitait Bruno Mettling, l’ex DRH d’Orange, qui a écrit le rapport sur « transformation numérique et vie au travail » dont s’est inspirée la ministre Myriam El Khomri.
Puisque ce principe passe par la négociation en entreprises (cette philosophie de la loi est résumée dans l’article 8 qui a soulevé de nombreux débats, ndlr), il n’est pas obligatoire. Si les partenaires sociaux n’arrivent pas à un accord, la direction peut prendre des mesures unilatérales, rédiger une charte à la déconnexion comme elle le souhaite.
Certaines entreprises vont très loin et cherchent à interdire les mails après 22 heures. Dans une SSII que j’ai étudié, ils ont testé pendant 6 mois l’arrêt des mails le soir, puis une captation des mails afin de les distribuer que le lendemain matin (sauf pour les dix cadres dirigeants) et de permettre aux salariés de ne pas se sentir obligés de rester connectés. D’autres risques de ne pas prendre en charge le sujet sérieusement.
Comment convaincre les entreprises de s’y mettre ?
La seule manière de convaincre aisément les employeurs de s’y intéresser est de leur faire comprendre que le dispositif de « forfait jour » pour les cadres est menacé de suppression. A priori, ce « forfait jour » permet d’éviter le comptage des heures au quotidien. Il doit être strictement encadré et garantit 11 heures de repos toutes les 24 heures. Les employeurs français l’utilisent beaucoup, l’Europe commence à le critiquer, des décisions de justice pourraient le menacer. Sa remise en cause serait un tsunami pour les entreprises françaises. La seule manière de le conserver serait d’instaurer des plages de repos pour les cadres et ce droit à la déconnexion.
Pour ma part, je plaide pour un « droit à la déconnexion optimal ». Pour réguler, il faut respecter trois principes : quantifier la charge de travail, permettre aux salariés de se mettre en retrait et ne pas favoriser le sur-engagement au travail.
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