IDEE. La recherche démontre que ce sont généralement les comportements des individus les moins compétents qui contribuent le plus à l’instauration d’un climat délétère au sein d’une équipe. Par Angela Sutan, Burgundy School of Business et Ludivine Martin, Luxemburg Institute of Socio-Economic Research (LISER)
Dans la nouvelle série de l’humoriste britannique Ricky Gervais, After Life, nous assistons à la discussion suivante entre un manager et son employé. Manager : « Tu ne peux pas continuer à être impoli avec les gens… Je vais peut-être devoir te laisser partir. » Employé : « Tu ne le feras pas… parce que tu es un mec gentil. Alors je vais profiter de toi… Tu me donneras un avertissement, je vais l’ignorer. Tu me donneras un autre avertissement. Je vais l’ignorer. Je continuerai à faire ce que je veux. Tu finiras par abandonner, et je gagnerai. »
Ricky Gervais met le doigt, comme il sait si bien le faire (souvenez-vous du réalisme presque gênant de sa création précédente, The Office), sur une interaction entre un manager qui cherche à préserver la bonne marche de son équipe en essayant de faire changer le comportement d’un employé impoli, et un employé qui semble pratiquer envers lui du harcèlement vertical ascendant.
La bonne marche d’une équipe se compose, entre autres, d’une bonne ambiance de travail et de la réalisation des tâches spécifiques que l’équipe doit réaliser. Le premier élément dépend par exemple de la politesse de tous, le deuxième de la compétence et de l’effort des collaborateurs. Puisque cette bonne marche assure le bien-être de ses membres, elle peut être considérée comme un bien commun de l’équipe, auquel tous les membres peuvent contribuer, et dont tous en profitent. En cherchant à s’assurer de cette bonne marche, le manager peut être considéré comme bienveillant.
Or, en étant impoli, l’employé en question détruit ce bien commun. Il le détruit également en harcelant son manager. Dans la réalité, ce type de harcèlement peut aussi se traduire par de véritables activités de sabotage du travail du manager et de l’organisation.
Comportement de punition antisociale
La simple situation d’impolitesse que l’on retrouve dans la série After Life est beaucoup plus courante qu’on ne pourrait le penser. D’après l’Observatoire de la santé psychologique au travail, entre 2013 et 2017, en France, on a identifié qu’« être en contact avec des gens impolis » et « avoir des personnes au travail qui prennent plaisir à me faire souffrir » sont des situations qui touchent 35 % des individus, ce qui génère un stress considérable. Plus d’une personne sur 3 ose donc reconnaître qu’elle est en souffrance au travail du fait de ces comportements.
Ce type d’action, impolie et impertinente, est ce que l’on appelle, en économie comportementale, un comportement de punition antisociale. Identifiée expérimentalement par l’équipe du professeur Simon Gaechter de l’Université de Nottingham, cette punition antisociale se matérialise de la sorte : lors de la mise en place de contributions volontaires au bien commun au sein d’une équipe, si les individus ont la possibilité à la fois d’observer les contributions des autres et de punir certains d’entre eux, certains individus vont avoir tendance à punir ceux qui contribuent le plus ! Ceci arrive d’autant plus que le punisseur est lui-même un passager clandestin, c’est-à-dire une personne qui ne contribue pas, mais bénéficie du bien commun.
Nous avons également observé ce type de comportement dans les travaux liés au projet TWAIN : lors de l’exécution de tâches, nous avons remarqué que certains individus entreprenaient des actions qui empêchaient spécifiquement les individus performants de travailler. Enfin, rappelons-nous du travail précurseur des sociologues Michel Crozier et Erhard Friedberg, qui avaient déjà décrit ce type de comportement dans leur ouvrage « L’acteur et le système (1977) ».
Passager clandestin
Il y a une corrélation positive entre incompétence, comportement de passager clandestin, et désir de punition de son manager bienveillant et de son institution. L’explication par l’équipe de recherche européenne menée par Benedikt Herrmann de l’Université de Bath est la suivante : plus un individu a un comportement de passager clandestin (caractérisé par des actions visant à le maintenir à une place à laquelle il ne peut pas légitimement prétendre), plus il a été, certainement, par le passé, « puni » par la société du fait de ce comportement.
L’absence de compétence rentre dans cette catégorie : l’individu a pu ressentir comme une punition de la société entière le fait qu’il n’ait pas accédé à un travail intéressant, bien rémunéré, etc. Il va donc développer une forme de vengeance dirigée contre l’individu qui montre, aux yeux de tous, qu’un autre type de comportement (la coopération, la contribution au bien commun) existe : son manager ! Car le manager est la seule personne contre laquelle il peut agir, pour solder certaines dettes du passé…
Le harceleur, car ce comportement est bien du harcèlement, voit son action comme un moyen de progresser en termes de statut. Lorsque l’accès au statut ne peut se faire par la compétence (qu’il n’a pas),
ni par la contribution (qu’il ne fait pas), il se fait par la punition des contributeurs.
Le manager a pu avoir à son égard des actions altruistes (mise en place d’un esprit d’équipe, à travers des événements partagés et des incitations à sa formation, etc.). Cette action a été visible et reconnue par les collaborateurs, y compris par l’employé en question. Mais le punisseur s’autopersuade que les actions du manager altruistes à son égard sont avant tout des modalités de signalement de la part de celui-ci pour lui montrer à quel point il est, lui, le manager, au-dessus, en termes de bienveillance, de compétence ou de productivité.
Des mécanismes encore plus vicieux sont alors mis en œuvre par le harceleur. Pour créer son statut sur une dimension autre que celle liée à la compétence ou à la contribution, il s’attache, premièrement, à proclamer son statut supérieur (« savez-vous qui je suis ? ») sur une dimension subjective, non mesurable, qui lui permet de se penser omnipotent (et de faire abstraction de toutes les règles éthiques, morales ou sociales, qui ne s’appliqueraient pas à lui).
Deuxièmement, si les membres de son équipe ne le punissent pas immédiatement pour ses actions (car les collègues prennent rarement position dans les affaires de harcèlement), s’installe un engourdissement culturel (les autres individus acceptent et incorporent ces comportements déviants, par la simple inaction). Enfin, on peut assister à une situation d’ignorance justifiée lorsque les autres collègues ne parlent pas de ces comportements car ils ont peur de fragiliser encore plus l’ambiance au travail ! Ces trois éléments peuvent expliquer le manque de réaction de la part du manager et des collaborateurs.
Prévenir et guérir
Comment en finir avec ces comportements ? Il vaut mieux, évidemment, prévenir que guérir.
Pour prévenir, les organisations pourraient anticiper le problème en mettant en place en amont des procédures de recrutement plus longues, dans lesquelles le penchant pour ce type de comportements envieux pourrait être identifié (par des tests ou par la vérification minutieuse des références comportementales des candidats). En mettant à la disposition des managers des outils de recrutement développés avec des psychologues sur la base de recherches empiriques, on pourrait donc permettre aux organisations de se prémunir contre des mauvais recrutements. Malheureusement, beaucoup d’entreprises aujourd’hui sont obligées de fonctionner en flux tendu en faisant rentrer trop rapidement dans les équipes des individus qui n’ont pas assez de compétence, pas de passion pour le travail en question, et qui considèrent le travail comme subi et pas choisi, ce qui conduit à ce type de cercle vicieux.
Pour guérir, il existe des moyens légaux qui peuvent être déployés par les services RH pour venir en aide aux managers et aux équipes qui font face à ce problème, à condition que le problème soit signalé rapidement. Il faudrait donc travailler avec les managers sur la prise de conscience de comportements déviants, sur les dangers d’une bienveillance tous azimuts qui rimerait avec inaction, et sur des formations des managers et autres collaborateurs à la mobilisation de mécanismes de défense.
Par Angela Sutan, Professeur en économie comportementale, Burgundy School of Business et Ludivine Martin, Researcher, Luxemburg Institute of Socio-Economic Research (LISER)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation
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