Voilà déjà cinq ans que s’est ouverte une lutte fratricide au sein du Crédit Mutuel entre Brest et Strasbourg. Arkéa, la Bretonne, veut désormais sortir du groupe. Plongée au coeur d’une banque qui veut larguer les amarres.
En ce jour de novembre 2018, le « Queen Elizabeth » alimente les conversations à Brest. L’impressionnant paquebot de la Cunard a fait escale pour une remise en beauté de douze jours, et offert un beau chantier à cette grande ville ouvrière et maritime, devenue aussi une place forte tertiaire. De fait, en janvier 2016, c’est bien pour défendre une banque, et non son industrie navale, que la grande ville du Finistère s’est mobilisée.
Ce jour-là, pas moins de 15.000 personnes – pour une population de 140.000 habitants – viennent manifester place de la Liberté, devant la mairie, en faveur du maintien de l’emploi chez Arkéa. Le groupe mutualiste breton – qui fédère le Crédit Mutuel de Bretagne, du Sud-Ouest et pour l’heure encore du Massif Central – se défend alors contre une réforme de l’organe central du Crédit Mutuel qu’il accuse d’être à la main du CM11 (devenu depuis Alliance Fédérale), puissant groupe de onze fédérations de Crédit Mutuel basé à Strasbourg. Demandé par les autorités européennes, ce projet est vécu comme une menace. La mobilisation paie, le projet ne se fait qu’a minima.
Mais la défiance de Brest persiste. Au printemps dernier, la revendication est ainsi montée d’un cran, Arkéa ne rêvant plus d’« autonomie » mais bien cette fois d’« indépendance ». Point d’orgue de cette mobilisation, quelque 6.000 salariés et dirigeants d’Arkéa ont défilé en mai 2018 sous les fenêtres de Bercy pour la réclamer… Depuis, la fièvre est retombée. Mais le calme est trompeur, car la volonté d’affranchissement d’Arkéa n’a pas faibli. De son côté, l’organe central du groupe a encore rappelé ce mercredi à l’issue d’un conseil d’administration que toute désaffiliation devrait se faire à ses conditions. Comment en est-on arrivé à cette incroyable guerre fratricide ?
Pour trouver un début de réponse, il faut quitter le centre-ville, dépasser la zone portuaire, longer la rade de Brest, arriver à la commune du Relecq-Kerhuon. De là, pénétrer dans le campus d’Arkéa, une poignée de grands immeubles contemporains disposés autour d’un rond-point dans un cadre verdoyant. La mer, agitée ce jour-là, est toute proche. De grandes bannières frappées d’un hashtag « resterlibreici » accueillent le visiteur sous un grand panneau indiquant toujours « Crédit Mutuel Arkéa ».
Identité locale très affirmée
Tout, ici, célèbre l’histoire et l’identité de cette banque mutualiste. Son adresse, la rue Louis Lichou, rend hommage au président du Crédit Mutuel de Bretagne qui fusionne quatre caisses en 1979 et développe pour la banque son propre système d’information. Les années 1980 et 1990 voient la création de filiales, avant la naissance de la nouvelle identité Arkéa, en 2002. La salle de marché, décrite avec humour comme « la plus proche de New York » avec vue sur l’océan, héberge les opérateurs chargés de fournir des produits de couverture aux clients ou d’assurer les fonctions « régaliennes » de la banque. Un peu plus loin, près de l’aéroport, c’est aussi le siège flambant neuf de Fortuneo, inauguré il y a tout juste un an, qui témoigne du dynamisme du groupe.
Puissante, la forteresse bretonne se sentirait-elle assiégée ? Hier comme aujourd’hui, Arkéa estime que la Confédération nationale du Crédit Mutuel (CNCM) – l’organe central du groupe – n’est pas neutre et favorise Strasbourg – accusation dont la Confédération s’est toujours défendue. Or, pour les partisans de l’indépendance, Arkéa et l’Alliance forment deux groupes non seulement autonomes mais aussi concurrents. La forte personnalité du tout-puissant patron du Crédit Mutuel de Strasbourg et de la Confédération jusqu’en 2016, Michel Lucas (décédé en décembre dernier), n’a rien arrangé.
Binôme de fer
Longtemps en gestation, le conflit éclate pour de bon en 2014. Cette année-là, Arkéa dénonce une « situation persistante de conflits d’intérêts » et saisit l’autorité de la concurrence. Une guérilla judiciaire et administrative s’enclenche… Cinq ans plus tard, le départ de Michel Lucas, remplacé par Nicolas Théry, n’a rien apaisé. « Par le passé, avec certains dirigeants de CM11-CIC, les choses étaient plus rudes, mais elles étaient aussi plus claires. Certains ont pu voir dans l’arrivée d’une nouvelle gouvernance en 2016 une possibilité d’apaisement, mais elles sont en réalité tout aussi compliquées, car au fond ce n’est pas une histoire de personnes », affirme Ronan Le Moal, directeur général d’Arkéa.
Reste que le binôme aux commandes d’Arkéa fait preuve d’une ténacité – ou d’une obstination, selon le point de vue – peu commune. Sportif et passionné de cyclisme, Ronan Le Moal est entré au Crédit Mutuel de Bretagne dès sa sortie d’HEC. Tourné vers les nouvelles technologies et bon communiquant, ce Brestois de quarante-six ans a notamment contribué au succès de la banque en ligne Fortuneo. Il forme depuis dix ans un duo de fer avec Jean-Pierre Denis, devenu président d’Arkéa en 2008.
Agé de cinquante-huit ans, regard bleu acier, l’ex-secrétaire général adjoint de l’Elysée sous le premier mandat de Jacques Chirac est, lui, natif de Quimper. Après la dissolution de l’Assemblée nationale en 1997, ce passionné de ballon rond – longtemps administrateur de la Ligue de football professionnelle – suit la voie des affaires, prenant notamment la tête de Dalkia, avant de diriger Oséo (l’ancêtre de bpifrance).
Les deux hommes commencent par réorienter la stratégie. « On arrive en 2008 dans un groupe où il y a trois atouts dont on ne se sert pas assez : les territoires, la technologie et l’agilité », souligne Ronan Le Moal. Sous leur impulsion, l’établissement stoppe net l’activité de marché pour compte propre et entre au capital de PME, notamment dans certains des fleurons de la fintech. Autre choix très fort, le développement de services en marque blanche à d’autres acteurs financiers. Financièrement, le pari s’est avéré gagnant, le résultat net part du groupe bondissant de 154 millions d’euros en 2009 à 428 millions d’euros en 2017.
Flou dans le calendrier
Le projet d’indépendance est bien sûr l’autre pierre angulaire de l’ère Denis-Le Moal. Parmi les priorités, l’avancée des discussions avec la Banque centrale européenne (BCE), qui examine depuis la fin juin le projet sur un plan strictement technique et réglementaire. Ce dialogue avec le superviseur bancaire a tout d’une boîte noire et laisse dans le flou le calendrier de l’opération. La Confédération maintient la pression. « Les dirigeants d’Arkéa peuvent bien s’agiter, ils se confrontent désormais à l’épreuve de la réalité », persifle un opposant à l’indépendance.
Les dirigeants d’Arkéa peuvent bien s’agiter, ils se confrontent désormais à l’épreuve de la réalité
Entre une BCE pas vraiment pressée de trancher ce dossier singulier et une Confédération déterminée à ne pas leur faciliter la tâche, les dirigeants d’Arkéa tentent malgré tout d’imposer le cadre et le tempo de la séparation. « A nous de poser des jalons et de donner du rythme au projet. Notre dossier est sérieux, il fait 800 pages, c’est logique qu’il faille du temps pour l’analyser », estime Ronan Le Moal. En attendant d’y voir plus clair, c’est la bataille de l’adhésion qu’il faut emporter.
Les questions sont encore nombreuses en cas de sortie : les oppositions pointent pêle-mêle la probable dégradation de la notation d’Arkéa, rendant son refinancement un peu plus onéreux, la fin de la solidarité financière du groupe Crédit Mutuel en cas de coup dur, voire la crainte que le Crédit Mutuel ne déploie de nouvelles activités en Bretagne, concurrençant Arkéa. Il faudra aussi convaincre sur le changement possible de statut des caisses locales, solution envisagée pour conserver un fonctionnement coopératif une fois indépendant. Etablissements de crédit à part entière aujourd’hui, les caisses locales pourraient devenir demain de simples coopératives locales (SCL), l’activité bancaire étant réalisée par Arkéa dans les agences locales…
Des Brestois plutôt partisans de l’indépendance
A Brest, il y a peu de voix dissonantes, car Arkéa y est un des premiers employeurs privés, et constitue un centre de décision. Au total, 3.000 personnes travaillent dans cet « Arkéaland » local (sur un total de 10.000 collaborateurs). La banque estime en outre que, à l’échelle de la Bretagne, sa présence induit 3.000 emplois indirects auprès de fournisseurs, notamment.
La seule façon de nous développer est de conserver nos sièges sociaux
« Depuis les bombardements de la Deuxième Guerre, jusqu’au choix de réduire la présence militaire dans les années 1970, Brest est une ville blessée. Nous avons aussi perdu le siège social des hypermarchés Rallye après la fusion avec Casino en 1992. La seule façon de nous développer est de conserver nos sièges sociaux », explique avec passion Gurvan Branellec, d’Oceania Hotels, détenu par une grande famille locale. « A titre purement personnel, je peux avoir mes doutes. Mais je ne les exprimerai que si j’estime qu’il existe un risque sur l’emploi dans la région, ce qui n’est pas le cas actuellement », ajoute un élu de la région.
Evaluer le rapport de force entre les partisans et les adversaires du projet n’est cependant pas simple. Ceux-ci s’invectivent sur les réseaux sociaux mais restent difficiles à dénombrer. Sur change.org, la pétition « Avis de tempête », favorable à l’indépendance, affiche désormais plus de 42.000 partisans. Un Collectif des Bretons mutualistes inquiets face au projet de scission a réuni pour sa part près de 21.000 signatures.
Des syndicats divisés, des caisses à convaincre
Au sein même de l’entreprise, le dialogue est cabossé. En octobre, l’intersyndicale CFDT-SNB-UNSA a pris position contre le projet de scission, pointant notamment le « flou juridique » entourant selon eux le projet. Les représentants du personnel sont décriés par un collectif de salariés, Indépendance pour Arkéa, qui affirme – mais ce chiffrage est difficile à vérifier – « représenter de 60 à 70 % du corps social ». Pour encore compliquer un peu le tableau, un nouveau syndicat, baptisé « Asisa » et constitué d’ex-CFDT, milite, lui, pour l’indépendance !
Restera enfin à faire voter les 3.300 administrateurs de caisses locales (sur trois fédérations) sur un projet définitif, vote que devront ensuite confirmer le 1,5 million de sociétaires… Arkea a déjà obtenu un vote favorable des caisses locales en avril, pour ce qui n’était qu’un vote d’orientation. Vote « invalide sur la forme », selon la CNCM, pour son « déroulement non démocratique ». Dans le même temps, la petite fédération du Massif Central a, au contraire, décidé de quitter Arkéa pour rejoindre l’Alliance fédérale début 2020.
De quoi faire fleurir encore d’autres collectifs : les Présidents lucides – qui réunit les rares présidents de caisse ouvertement opposés au projet – vont prochainement se structurer en association. Longtemps députée du Finistère et maire de Morlaix entre 1995 et 1997, l’ancienne ministre socialiste de la Justice Marylise Lebranchu est elle aussi entrée dans le combat. Son association Restons Mutualistes vise à évangéliser salariés et sociétaires en faveur du maintien dans le Crédit Mutuel, et une quinzaine de réunions ont déjà eu lieu en Bretagne et en Aquitaine. Autant dire que la bataille d’Arkéa pour son indépendance a toutes les chances de durer plusieurs mois encore.
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