Les autorités de tutelle des banques viennent de mettre en garde la branche bretonne du Crédit mutuel qui veut faire sécession : chacune des 331 caisses locales qui se lancerait dans l’aventure perdrait son statut mutualiste et devrait demander un agrément pour conserver son statut d’établissement de crédit.

Pour Jean-Pierre Denis, le patron du Crédit mutuel Arkéa (CMA), qui regroupe les fédérations du Crédit mutuel de Bretagne, du Sud-Ouest et du Massif central, c’est un très grave camouflet : alors qu’il a commencé depuis le 23 mars à organiser un vote au sein des 331 caisses de son groupe pour se séparer de la Confédération nationale du Crédit mutuel (CNCM), et constituer un groupe bancaire indépendant, la Banque centrale européenne (BCE), qui est désormais le gendarme des banques en Europe, et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (APCR, l’organisme de supervision qui dépend de la Banque de France) viennent de lui adresser un courrier en forme de mise en garde solennelle, en date du 22 mars 2018, c’est-à-dire la veille même de l’ouverture du scrutin.

Voici ce courrier, frappé de la mention « BCE – Confidentiel » :

 

Ce courrier constitue un événement majeur dans la folle aventure dans laquelle Jean-Pierre Denis a lancé Arkéa (lire ici notre enquête). Jusque-là, les autorités de tutelle des banques avaient fait comprendre qu’elles n’étaient pas favorables à ce projet d’indépendance mais sans s’y opposer frontalement. Côté français, la puissance publique avait adopté une position similaire : elle avait fait savoir qu’elle n’envisagerait pas de changer la loi mais qu’elle ne s’opposerait pas à un schéma d’indépendance s’il s’avérait qu’il était possible sans modification législative. Pendant de longues semaines, Jean-Pierre Denis a donc joué de ces ambiguïtés pour continuer sa fuite en avant, prétendant en toutes circonstances que son projet d’indépendance n’avait en aucun cas pour but de faire une galipette financière, en préparant une introduction en Bourse d’Arkéa. À de nombreuses reprises, il a prétendu au contraire que son projet était de préserver le statut mutualiste et coopératif de la banque.

Or ce nouveau courrier des autorités de tutelle des banques ruine radicalement l’argumentaire de Jean-Pierre Denis et met au jour le caractère très aventureux de son projet : aventureux pour les caisses locales concernées et pour tous les salariés qui y travaillent.

Lisons ! « Sans se prononcer sur l’exactitude ou la complétude du dossier élaboré par le CMA, la BCE et l’APCR estiment nécessaire de rappeler qu’il revient au CMA, et non aux autorités de supervision, d’identifier le schéma d’organisation cible des entités du CMA qui feraient le choix de quitter le Crédit mutuel », disent pour commencer les autorités de supervision. Cette première remarque est, à elle seule, ravageuse : elle signifie en creux que Jean-Pierre Denis a commencé à faire voter les caisses locales, mais sans que celles-ci ne disposent du « schéma d’organisation » de la future banque. En clair, les caisses locales ont commencé à voter, mais à l’aveugle, sans qu’un projet soit clairement mis sur la table. Brutalement dit, il s’agit donc plutôt d’un référendum sur le nom de Jean-Pierre Denis plutôt que d’un vote véritable sur un projet dont tout le monde connaîtrait les tenants et les aboutissants.

Jean-Pierre Denis cache un projet secret

La suite du texte vient d’ailleurs confirmer que les caisses locales votent à l’aveugle. Lisons encore : « Le CMA souhaite, pour les entités qui auraient fait ce choix [de l’indépendance], “préserver un schéma aussi proche de l’existant en conservant [son] modèle coopératif et mutualiste”. À cet égard, la BCE et l’APCR réaffirment, ainsi que cela a été indiqué dans le courrier de la BCE et de l’APCR du 12 mars joint en annexe du dossier de consultation, que l’utilisation de la notion “d’organisme central” mentionné à l’article 10 du règlement (UE) n° 575/2013, initialement envisagée par le CMA, n’est pas conforme aux dispositions européennes et nationales applicables. À ce jour, l’APCR et la BCE n’ont pas reçu du CMA un schéma d’organisation cible susceptible de permettre aux entités qui feraient le choix de quitter le Crédit mutuel de préserver un modèle coopératif et mutualiste. »

C’est donc le deuxième argument massue : non seulement les caisses locales votent actuellement à l’aveugle, sans connaître le projet de Jean-Pierre Denis ; et par surcroît, contrairement à ce que prétend avec insistance la direction d’Arkéa, il est maintenant établi que les entités qui sortiraient du Crédit mutuel ne pourraient pas garder leur statut coopératif et mutualiste – un statut auquel les salariés sont particulièrement attachés.

Et puis, il y a le troisième argument massue, qui risque de torpiller le projet de Jean-Pierre Denis : « La BCE et l’APCR soulignent de nouveau que les caisses locales qui feraient le choix d’une désaffiliation du Crédit mutuel perdraient le bénéfice de l’agrément collectif dont elles bénéficient actuellement. Dès lors, pour poursuivre leur activité bancaire, il leur faudrait obtenir un agrément individuel et respecter, sur une base individuelle, l’ensemble des normes prudentielles et les règles de gouvernance applicables. » En clair, c’est bel et bien dans une aventure que Jean-Pierre Denis veut amener les 331 caisses concernées, car non seulement elles risquent de perdre leur statut coopératif et mutualiste, mais par surcroît chacune d’entre elles devrait donc devenir un établissement de crédit de plein exercice, ce qui impliquerait le strict respect des normes de solvabilité, de liquidité, de contrôle interne, d’appétence aux risques, exigés par la réglementation européenne. Une folie furieuse pour des caisses qui ont, pour beaucoup d’entre elles, seulement entre 4 et 15 salariés.

Et puis, il y a ce quatrième et dernier argument massue : « Dans ces conditions, si les caisses devaient se prononcer favorablement sur l’orientation qui leur est soumise en l’état, il est impératif que le dossier qui serait remis à l’occasion de la deuxième consultation [prévue à la fin de l’été] des conseils d’administration des caisses locales que CMA pourrait être amené à organiser analyse et explicite toutes les conséquences – juridiques, prudentielles, financières et opérationnelles – qu’impliqueraient pour les caisses concernées une désaffiliation du Crédit mutuel ainsi que la perte de l’agrément collectif et de la forme mutualiste liée à l’appartenance au groupe Crédit mutuel. » Ce qui peut s’énoncer de manière plus brutale : le vote actuel ne vaut rien, puisque ceux qui participent au scrutin n’ont pas été informés correctement des conséquences… de leur vote.

Pour Jean-Pierre Denis, cette correspondance est donc ravageuse, car elle pointe tous les dangers de son projet. Primo, la banque risque de perdre son statut mutualiste. Deuzio, les caisses risquent de perdre leur agrément d’établissement de crédit. Soit dit en passant, c’est aussi un autre argument de campagne de la direction d’Arkéa qui s’effondre. Celle-ci prétend en effet que le groupe Crédit mutuel veut renforcer la centralisation des caisses régionales et locales et que cette intégration fait peser un risque sur l’emploi. Le syndicat maison essaie de mobiliser les salariés sur ce thème : en défendant l’indépendance, nous défendons nos emplois ! Or la lettre de la BCE et de l’APCR renverse l’argument. Car on comprend bien que si chacune des 331 caisses locales devait demander individuellement son agrément comme établissement de crédit, cela constituerait un risque majeur pour l’emploi dans ces caisses.

Or comment Jean-Pierre Denis pourrait-il éviter que chacune de ces 331 caisses ait à demander un agrément comme établissement de crédit ? C’est au travers de cette question que l’on trouve la confirmation de ce que nous écrivions dans notre première enquête, à savoir qu’il y a un volet secret dans le projet de Jean-Pierre Denis. Car la seule solution pour la direction d’Arkéa de ne pas conduire ces 331 caisses vers un exercice insoluble de demande séparée d’agrément serait d’organiser la centralisation de tous les encours de ces caisses à Brest, au siège d’Arkéa, un projet secret qui pourrait être complété par un projet de cotation du groupe. En clair, la centralisation qui est agitée comme un chiffon rouge pourrait être le fait non pas de la confédération… mais du groupe Arkéa lui-même.

Mais de cela, Jean-Pierre Denis ne veut pas souffler mot. À preuve, les propos qu’il a prononcés le 20 mars dernier – jusque quelques jours avant cette ultime mise en garde des autorités de supervision – devant les responsables des caisses du Massif central. Les voici, tels qu’ils nous ont été rapportés par un participant : « Choisir l’indépendance, c’est faire un choix qui est ouvert. Il a été ouvert par les autorités bancaires françaises qui considèrent : je cite, c’est un verbatim, “que la séparation au cas d’espèces du CM est possible” et je voudrais ajouter, Ronan Le Moal [directeur général d’Arkéa – ndlr] était à mes côtés le 23 janvier à Francfort où nous avons rencontré la responsable du mécanisme de supervision des banques, en fait le mécanisme de supervision unique, Mme Nouy, qui nous a dit qu’à ses yeux la séparation était même inévitable. Donc tous ceux qui font commerce de dire que le groupe Arkéa n’est pas autorisé à faire le choix de l’indépendance racontent des mensonges. »

Des propos proprement stupéfiants, quand on sait que Danièle Nouy à laquelle Jean-Pierre Denis fait allusion dans son discours introductif est l’une des deux signataires de la lettre de mise en garde. En somme, pour convaincre les caisses du Massif central, il fait dire à la responsable de la supervision bancaire européenne l’exact contraire de ce qu’elle pense. Gonflé !

Au passage, Jean-Pierre Denis a aussi mis en cause l’honnêteté de l’enquête de Mediapart, faisant valoir que son auteur avait été manipulé. Évoquant l’auteur de ces lignes, il a dit qu’il avait passé « deux heures avec lui », ce qui est exact, ajoutant : « Donc, j’ai vu qu’il avait été gentiment biberonné. Cela ne trompait personne sur un dossier qu’il ne maîtrisait pas bien. »

Mais les autorités de supervision bancaire ont-elles été tout autant « biberonnées » sur un dossier qu’elles ne « maîtrisent pas bien » ? Si les services de communication d’Arkéa mènent une intense campagne suggérant que Mediapart conduit un travail de désinformation, ils auront plus de difficulté à servir un argument voisin à l’encontre des autorités de supervision bancaire. Et puis, comment la direction d’Arkéa, qui a invité tous les salariés à venir manifester à Paris, tous frais payés, salaires compris, le 5 avril prochain, pour défendre son projet d’indépendance (lire notre article ici), va-t-elle pouvoir justifier auprès de ces mêmes salariés le fait qu’elle ne veut toujours pas rendre publics le détail et les modalités d’application de ce même projet ? La lettre de la Banque centrale européenne et de la Banque de France a au moins le mérite d’envoyer un message clair et net : Jean-Pierre Denis, décidez-vous à jouer enfin cartes sur table…

PAR

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